Quand les parents « renvoient » leurs enfants au pays : sanction, protection ou dernier recours ?

Moi c’est Feid, je viens de commencer à travailler chez Inser’action, je suis travailleuse sociale, une fonction polyvalente qui englobe à la fois le travail de rue, les permanences durant lesquelles je peux accompagner les parents et les jeunes dans leurs démarches mais aussi être à l’écoute, les projets d’animation dans les écoles , les cours d’apprentissage du français pour les parents ou encore la participation au journal.
Pour cette édition, j’ai décidé de rédiger un article sur une problématique dont peu de gens parlent mais qui est de plus en plus présente.
À Bruxelles, il arrive que des écoles constatent la disparition soudaine de certains élèves . Derrière ces absences prolongées, on découvre parfois une réalité douloureuse : des parents ont pris la décision d’envoyer leur enfant « au bled », pour une période plus ou moins longue. Si ce geste est souvent motivé par la peur de voir leur enfant « mal tourner », il s’inscrit aussi dans un contexte socio-culturel marqué par les inégalités et les tensions identitaires.
Beaucoup de familles issues de l’immigration vivent une double pression. D’une part, elles doivent faire avec une société d’accueil où les discriminations, les injustices sociales et les échecs scolaires sont fréquents. D’après des études, les élèves issus de l’immigration à Bruxelles connaissent plus de décrochage et de relégation scolaire que les autres. D’autre part, ces familles portent l’héritage culturel, linguistique et religieux de leur pays d’origine, parfois très éloigné des normes en Belgique. Entre la peur de l’exclusion sociale et la crainte d’une perte de repères culturels, certains parents estiment que le pays d’origine peut offrir à leur enfant un cadre plus strict et plus protecteur.
La décision de renvoyer son enfant dans le pays d’origine surgit souvent dans un contexte de crise. Face à des problèmes disciplinaires récurrents, à des fréquentations jugées mauvaises ou à une rupture d’autorité, certains parents cherchent à reprendre le contrôle en plaçant leur enfant sous la garde de la famille élargie.
Le séjour au pays est perçu comme un moyen de redonner une éducation « à l’ancienne », parfois plus économique qu’une structure d’accueil en Belgique. D’autres y voient une opportunité de reconnecter leur enfant aux valeurs religieuses ou culturelles qu’ils estiment perdues. Cette logique de «sanction-protection» repose sur l’idée que l’éloignement de l’environnement bruxellois permettra de sauver l’enfant d’une dérive sociale ou identitaire.
Pourtant, les conséquences d’un tel déracinement sont souvent lourdes. Du point de vue psychologique et émotionnel, de nombreux jeunes vivent ce départ forcé comme un traumatisme. Les recherches sur les retours forcés d’enfants demandeurs d’asile montrent des risques de dépression, d’anxiété et de problèmes identitaires. Arrachés à leurs amis et à leur environnement, ils se retrouvent isolés dans un pays qu’ils connaissent parfois mal, et où ils sont eux-mêmes considérés comme des étrangers. Beaucoup évoquent des difficultés à s’intégrer dans la vie sociale locale, subissent des moqueries et ont du mal à trouver leur place.
La scolarité constitue un autre défi majeur. Les jeunes envoyés au pays ont souvent des difficultés avec la barrière la langue et les méthodes d’enseignement différentes de ce qu’ils connaissent. Certains régressent dans leurs apprentissages, d’autres décrochent complètement. Des études menées sur des retours forcés d’enfants montrent que ces difficultés scolaires renforcent leur mal-être. La langue, qui est un outil d’intégration essentiel, devient ici un obstacle : des enfants ayant grandi en Belgique découvrent qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment la langue du pays d’origine pour suivre correctement les cours.
Sur le plan familial, les conséquences sont tout aussi graves. Beaucoup de jeunes vivent cet éloignement comme un abandon. Ils développent un sentiment de trahison de la part de leurs parents, ce qui fragilise la confiance et le lien affectif. Selon la théorie de l’attachement, une séparation brutale avec ses parents peut marquer durablement la manière dont un enfant voit la sécurité et l’amour de ses proches. Dans certains cas, l’expérience est suivie d’une réconciliation, surtout si le séjour est de courte durée et bien expliqué. Mais dans d’autres cas, elle alimente rancœur et distance émotionnelle difficilement réparables.
La grande question est de savoir si les parents pensent réellement à toutes ces conséquences. Pour la plupart, la décision de renvoyer leur enfant n’est pas motivée par le rejet mais par la peur : peur de la délinquance, peur de l’échec scolaire, peur de voir leur enfant « perdu » entre deux cultures. Mais en cherchant à protéger, ils exposent souvent leurs enfants à de nouvelles vulnérabilités. Face à ces situations, des alternatives existent. Le dialogue au sein de la famille, soutenu par des associations spécialisées, peut aider à désamorcer les conflits. Un accompagnement psychologique, aussi bien pour les jeunes que pour les parents, permet de mettre des mots sur les difficultés et de travailler sur la confiance parents-enfant.
Des dispositifs scolaires adaptés, comme le tutorat ou l’accompagnement socio-éducatif, offrent un soutien concret aux élèves en difficulté et réduisent les risques de décrochage. Enfin, il est possible de renouer autrement avec les racines culturelles, par des séjours choisis, vécus comme une découverte plutôt qu’une sanction.
- LEYS Feidreva
- Travailleuse sociale
Sources : • Streel, A. (2020). « Les inégalités scolaires en Fédération Wallonie-Bruxelles », Revue internationale d’éducation de Sèvres. • Montgomery, E. (2010). « Trauma, exile and mental health in young refugees », Acta Psychiatrica Scandinavica. • Kienzler, H., et al. (2019). « Refugee children and psychological distress », Journal of Refugee Studies. • Vathi, Z., et al. (2016). « Child return migrants and schooling », Comparative Migration Studies. • Kalverboer, M., et al. (2017). « The best interests of children in return decisions », International Journal of Law, Policy and the Family. • Bowlby, J. (1980). Attachment and Loss. Basic Books. • Cornish, F., et al. (1999). « The social integration of returnees », Anthropology & Education Quarterly. • Zevulun, D., et al. (2018). « Identity struggles of migrant return youth », Journal of Youth Studies. • Manço, A., & Kanmaz, M. (2015). Conflits familiaux et adolescents issus de l’immigration. L’Harmattan. • Mazzocchetti, J. (2011). « Les jeunes issus de l’immigration face aux normes éducatives », Enfances, Familles, Générations. • Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), ONU, 1989. • Fédération Wallonie-Bruxelles (2022). Programme de médiation scolaire.




